Le vent souffle sur ce qui reste des feuilles d’automne, l’air est humide et étouffant. Je sors du petit appartement qui me sert de refuge en remontant sur ma tête la capuche de mon manteau, je suis invisible, je suis invincible, je suis le plus grand chasseur de cette ville . Je croise quelques passants qui me jettent discrètement des regards anxieux, je les laisse filer sans réagir, ce soir je dois garder mes énergies pour finalement étancher la soif qui m’accable depuis près de deux mois.
56 longs jours, 57 interminables nuits depuis ma dernière balade nocturne. Un long et pénible intermède sans couleur, sans saveur, sans gout, sans sens !
Je suis un chasseur, un prédateur, le plus viril des hommes et la plus sauvage des bêtes. La nuit est mon terrain de jeu, la scène de mes jouissances les plus viscérales, je suis vivant enfin !
Cette nuit, cette ville m’appartient ! Et j’ai bien l’intention de faire bon usage de ma libération !
Qu’il est éreintant de porter le masque de la normalité, de rire aux blagues insignifiantes des collègues, de répondre docilement aux ordres du patron, de faire semblant d’aimer sa femme, de chérir ses enfants. Mais c’est devenu avec le temps un rôle que je maitrise parfaitement, l’art du camouflage est le propre des survivants, mourir pendant un temps pour mieux revivre le moment venu : voilà le sort auquel je suis condamné, voilà le prix que j’ai à payer pour exister.
À l’origine du chasseur
Ça a commencé avec les animaux du voisinage, quelques chats étranglés maladroitement par mes mains encore inexpérimentées. Puis ce fut le tour du chien de madame Pinson, la voisine malcommode de la maison d’en face. Une nuit, silencieusement, fébrile et excité, j’ai pénétré dans son jardin avec le couteau de chasse de mon père et j’ai pris ce qui me revenait de droit, la vie de son compagnon le plus fidèle, du dernier ancrage qui la retenait fragilement à la vie. J’ai savouré chaque instant de ce premier meurtre, dégusté chacune des minuscules gouttes de plaisirs qui s’échappaient de la plaie béante du chien de cette vieille sotte. J’ai ensuite lancé le couteau dans la rivière qui bordait la bibliothèque municipale et j’ai savouré le lendemain matin la mort spirituelle de la vieille Pinson, qui se retrouvait désormais seule au monde, abandonnée par chacun des êtres assez minables pour avoir pu la chérir.
Après avoir fait mes dents sur d’autres chiens et chat du voisinage, m’éloignant à chaque fois un peu plus du lieu de mes premiers meurtres, évitant ainsi d’éveiller les soupçons de voisins trop curieux, j’ai passé aux choses sérieuses. Pauline Maloit sortait innocemment de la buanderie quand je l’ai saisie par-derrière et que j’ai ouvert la blessure qui allait me permettre de m’emparer de sa vie. Puis ce fut Dalia Rocheleau, Françoise Boudan, Cali Fioret et Gisèle Palmia qui tombèrent sous mes griffes de chasseur . Toutes innocentes, toutes jeunes, toutes insouciantes et désormais, toutes tombées !
Le klaxon d’un taxi qui freine juste à temps pour éviter de m’arracher les jambes me tire brusquement de mes pensées. Le chauffeur affolé me crie de traverser la rue au plus vite, au bord de la crise de nerfs. Je souris d’un air penaud avant de rejoindre tranquillement l’autre côté de la rue. La nuit est fraiche et humide, pourtant, en mon for intérieur, une excitation me consume, le chasseur me réchauffe les entrailles et brule ce qu’il me reste de cœur. Je sais que la sècheresse se termine ce soir. Je sais qu’en rentrant à mes appartements plus tard ce soir, je dormirai comme un bébé qui vient de recevoir le sein maternel. Je sais que ce soir je vais tuer, que je vais prendre une vie, que je vais enfin terminer la traversée du désert et rejoindre l’oasis qui me tente depuis 56 jours et 57 nuits. Ce soir, je retrouve le chasseur qui s’est enfouit au plus profond de ce minable déguisement.
La proie du chasseur
C’est dans le parc Montcalm que je repère la malheureuse élue, assise sur un banc à pianoter distraitement sur son téléphone. Elle semble grande, à peine plus petite que moi et en bonne forme physique. Le défi ne sera que plus ardu et la victoire plus satisfaisante. Exactement le profil que je recherche ; toutes mes victimes étaient jeunes, grandes, brunette et avaient le teint plutôt pâle. Mis à part ma proie, le parc est complètement désert. La maison la plus près est située à au moins 300 mètres du banc où ma victime s’est assise pour la dernière fois, le feuillage dense des arbres qui bordent le parc me procure de plus une excellente couverture. Les éléments semblent tous réunis pour me permettre d’étancher ma soif ce soir, je sens déjà le spectre de l’excitation me dévorer de l’intérieur. Ma respiration s’accélère, mes muscles se crispent, mes sens se décuplent, je suis pleinement conscient de mon environnement ; de chaque son, chaque mouvement, chaque odeur. Tranquillement, d’un pas lent, mais constant, j’amorce mon approche en essayant de limiter l’écho de mes pas sur le pavé de l’entrée du parc, en me rapprochant de la jeune femme, je perçois son odeur, j’entends sa respiration, le rythme de son cœur qui bat encore à un rythme normal. Je me rapproche à une vingtaine de pas de ma proie qui ne semble pas encore m’avoir remarquée, je prends une dernière respiration avant de sortir mon couteau et de le précip…
Je tombe au sol, plaqué par une masse sans visage. Dans ma chute, je heurte le coin d’une bordure de trottoir et je sens le cartilage de mon nez se briser sur impact. Une épaisse marée de sang inonde mes voies respiratoires, j’ai peine à respirer et j’entrevois ma proie qui discute calmement avec un homme me faisant dos. J’ai l’impression de rêver, ou plutôt de faire un cauchemar, j’ai la certitude que je vais me réveiller dans 3,2 …
Quand chasseur devient proie
L’homme qui discutait avec ma proie se retourne vers moi en arborant un sourire victorieux, d’un air nonchalant, il me regarde dédaigneusement avant de lancer d’un air un peu trop fier :
«Tu nous en as fait baver mon petit salopard, les rues de cette ville ne seront pas déçues de finalement se débarrasser d’une ordure de ton espèce» .
Ma proie s’approche alors de moi en silence, elle me défie du regard avant de me cracher au visage et de s’éloigner tranquillement. Deux gendarmes se saisissent de moi et m’amènent nonchalamment vers une voiture de police située à quelques mètres. En discutant du climat peu clément des derniers jours, ils me propulsent à l’arrière du véhicule en me cognant violemment la tête sur le toit de l’autopatrouille.
Le temps de me redresser, les deux flics sont déjà à l’avant et je regarde silencieusement le parc rétrécir dans la vitrine à mesure que la voiture s’élance rapidement dans les rues, les gyrophares s’agitent frénétiquement et la sirène de la victoire déchire sans retenue le silence de la nuit.
C’est donc vrai, le chasseur règne jusqu’à ce qu’il devienne le chassé !
Vous avez apprécié cette histoire, je vous invite à en apprendre davantage sur moi dans le témoignage suivant !